Comment les romances lesbiennes à la télévision thaïlandaise ont conquis un public mondial
Alors que les dramas mettant en scène des romances entre hommes (connus sous le nom de boys’ love, ou BL) sont populaires en Asie depuis 2010, les séries centrées sur des relations entre femmes (girls’ love, ou GL) connaissent seulement maintenant une ascension fulgurante, et elles viennent de Thaïlande.
Le 23 janvier 2025, la Thaïlande est devenue le premier pays d’Asie du Sud-Est à légaliser le mariage entre personnes de même sexe. Bien que le pays soit souvent perçu comme un "paradis gay", la société thaïlandaise reste globalement conservatrice, et l’homophobie y est encore fréquente. Dans ce contexte social, la montée en puissance des récits LGBTQ+ est d’autant plus intéressante, révélant peut-être l’émergence d’attitudes plus tolérantes et progressistes.
Sommaire
En Thaïlande, ces dramas BL et Girls Love sont regroupés sous le terme de séries “Y”, une industrie estimée à 3 milliards de bahts (environ 75 millions d’euros) en 2024. Les dramas GL thaïlandais sont en train de redéfinir les codes de la narration sapphique et de l’ancrer dans la culture populaire.
Au-delà de la romance centrale, les histoires GL abordent souvent des thèmes sensibles comme les attentes familiales, les pressions sociales, les difficultés du coming-out, ou encore les différences d’âge et de classe. Ces problématiques donnent de la profondeur aux récits et résonnent particulièrement auprès d’un jeune public queer en quête d’expériences plus réalistes et identifiables.
La Thaïlande, véritable carrefour des séries boys’ love depuis le milieu des années 2010, n’a pourtant produit sa première série girls’ love en format long qu’en 2022. Malgré les doutes des investisseurs, le producteur d’une petite maison de production a financé une série pionnière intitulée Gap, racontant une romance au bureau entre une PDG issue de la noblesse et une jeune employée.
Diffusée à la télévision nationale puis en version intégrale sur YouTube avec des sous-titres multilingues, Gap avait déjà dépassé les 850 millions de vues en janvier 2025, prouvant l’appétit mondial pour les histoires centrées sur des femmes queer. En février 2025, plus de 20 séries GL avaient déjà été diffusées, et au moins 30 autres étaient en cours de production.
1. Les séries comme Blank, 23.5, The Secret of Us, Affair ou The Loyal Pin : la montée en puissance du Girls Love thaïlandais
Ces séries illustrent la popularité croissante du genre, avec des versions non censurées disponibles sur des plateformes comme YouTube et Netflix, accompagnées de sous-titres dans plusieurs langues : anglais, coréen, vietnamien, espagnol, portugais et turc.
Les dramas girls’ love thaïlandais ont adopté les recettes qui ont fait le succès de leurs équivalents boys’ love : adaptation de romans à succès, casting et formation d’acteurs, placements de produits, événements avec les fans, apparitions dans des émissions de variétés. Une pratique particulièrement marquante : le concept de khu-jin (couple imaginé), où des célébrités incarnent des gestes tendres ou des scènes intimes entre personnes du même sexe sur scène ou sur les réseaux sociaux, pour alimenter les fantasmes des fans.
La culture du shipping — soutenir ou fantasmer un couple romantique entre personnages fictifs ou réels — est un moteur fondamental du succès des séries GL. Les deux actrices principales de Gap, Freen Sarocha et Becky Armstrong, ont donné naissance au couple “FreenBecky”, chacune cumulant plus de quatre millions d’abonnés sur Instagram. D’autres duos comme LingOrm, EngLot ou FayeYoko bénéficient d’une ferveur similaire. Leurs fan meetings dans toute l’Asie rassemblent des dizaines de milliers de personnes, brouillant les frontières entre fiction et réalité et créant un écosystème immersif.
2. Célébrer le Girls’ Love
Comme nous l’avons évoqué dans nos récentes recherches, les séries GL thaïlandaises mettent l’accent sur la joie et la résilience — à l’inverse des récits LGBTQ+ occidentaux souvent marqués par des fins tragiques. Les productions américaines ont souvent été critiquées pour leur usage du cliché bury your gays, où les personnages LGBTQ+ sont fréquemment tués de manière dramatique ou gratuite.
Autre trope problématique : le syndrome de la lesbienne morte, où les personnages lesbiens ou bisexuels ont encore plus de chances de mourir à l’écran. Des exemples tristement célèbres incluent Killing Eve et The 100.
À l’opposé, les histoires GL thaïlandaises célèbrent l’amour et l’acceptation, malgré les obstacles. Des séries comme Gap, The Secret of Us ou Mate se terminent souvent par de grands mariages, bénis par les parents et les amis, représentant un amour queer victorieux.
Ces séries s’adressent aussi directement à la communauté des femmes queer. Plusieurs actrices, comme Engfa Waraha (Show Me Love, Petrichor) ou Faye Malisorn (Blank), sont ouvertement queer ou soutiennent activement la cause.
Même si de nombreuses séries sont encore réalisées par des hommes, les scènes d’amour sont traitées avec respect, axées sur la sensualité et le désir, et non sur le voyeurisme ou l’exploitation. Cela contraste fortement avec des films comme La Vie d’Adèle, accusé d’avoir sexualisé les scènes au profit du regard masculin, avec des actrices ayant dénoncé des pratiques problématiques durant le tournage.
3. Opportunités et défis
Dès leurs débuts, les dramas GL thaïlandais ont été diffusés localement, puis rapidement mis en ligne sur des plateformes de streaming avec sous-titres multilingues, pour toucher un public mondial. Les réseaux sociaux décuplent leur portée, les studios orchestrant les tendances et proposant des expériences interactives aux fans.
Conscient du potentiel d’exportation culturelle, le gouvernement thaïlandais s’est associé aux sociétés de production BL et GL pour promouvoir la culture et les produits nationaux. Il est rare qu’un gouvernement mise ainsi sur la culture queer comme outil de soft power, ce qui souligne l’importance croissante de ces séries à la fois sur le plan culturel et économique. Même si certains s’inquiètent des intentions derrière ce soutien, cela montre qu’à l’avenir, les récits queer auront une place de plus en plus légitime et stratégique à l’échelle mondiale.
Malgré ce succès, les contenus GL doivent relever plusieurs défis. Beaucoup de séries restent encore des adaptations de romans, ce qui limite la diversité thématique. Si des récits doux et scolaires dominent encore (Love Senior, Unlock Your Love, Us), certaines productions commencent à élargir le champ : Pluto aborde le handicap, Reverse 4 You le surnaturel, Petrichor le crime.
4. Un nouveau souffle pour les histoires de femmes queer
Les romances GL offrent un espace vital à la représentation des femmes queer, reliant les publics au-delà des frontières grâce à leur visibilité globale et à la ferveur des fans. Fait remarquable : cette révolution ne vient pas d’Hollywood.
À mesure que le genre évolue, il redéfinit les standards de la représentation, donne de la voix aux récits longtemps ignorés, et prouve qu’ils sont non seulement viables économiquement, mais aussi culturellement transformateurs.
Dans un contexte de durcissement politique mondial et de montée des discours haineux envers la communauté LGBTQ+, notamment après la réélection de Donald Trump, les séries GL thaïlandaises offrent bien plus qu’un simple refuge ou une évasion : elles incarnent un espace de solidarité internationale.