— Depuis notre première rencontre, vous avez bu deux-mille-six-cent-cinquante-quatre tasses de café avec trois sucres à chaque fois, soit sept-mille-neuf-cent-soixante-deux morceaux de sucre, soit cent-vingt-sept-mille-trois-cent-quatre-vingt-douze calories à raison de seize calories par morceau. Avec une moyenne de neuf cafés par jour, soit vingt-sept morceaux de sucre par jour, soit quatre-cent-trente-deux calories. Ce qui représente vingt-cinq pour cent de vos apports énergétiques quotidiens.
Ted resta médusé un instant.
— Ça m’étonnera toujours… Elle vous dit quoi en fait ?
— Élisabeth m’explique que je fais n’importe quoi au plan nutritionnel. Ne faites pas attention.
Le serveur fit une moue dubitative et retourna faire la vaisselle derrière son bar.
— Le diabète de type 1 est très répandu dans la population organique passés quarante ans.
— Vous m’en direz tant.
Sans se laisser intimider le moins du monde, Denise avala son café sucré avec une délectation accrue sous l’œil froid d’Élisabeth. Celle-ci réagit :
— Je vois où vous voulez en venir.
— Vraiment ?
— Lorsque nous avons eu cette conversation au sujet du sucre une première fois, vous m’avez répondu : « mon corps m’appartient ». Vous me signifiez par votre attitude que c’est toujours le cas.
Denise approuva d’un geste marqué de la tête.
— Bien ! On avance, tous les jours un peu plus.
— Cette propension à violer les règles fait aussi partie de ce que vous appelez la nature humaine ?
— Lorsque ces règles contreviennent au plaisir de vivre, dans une certaine mesure il devient même nécessaire de les contourner. Sauf à devenir complètement dingue.
Élisabeth cligna des yeux, comme à chaque fois que ses programmes cherchaient un point commun de référence, sans le trouver.
— Le plaisir de vivre… Je ne sais pas ce que ça veut dire.
Denise se pencha vers Élisabeth et lui glissa sur le ton de la confidence :
— Nous nous côtoyons depuis l’année dernière, vous m’avez vue changer, vous avez constaté que mon « taux de sérotonine », comme vous dites, a augmenté et reste stable. C’est une démonstration du plaisir de vivre que vous m’avez redonné.
Elle posa sa main sur celle d’Élisabeth qui ne répondit rien. Denise ajouta :
— Un jour, je suis sûre que vous comprendrez.
Le téléphone de Denise vibra dans sa poche ; elle saisit l’appareil et consulta l’écran :
— C’est le commissaire Ledoux. Un crime vient d’être commis à trois rues d’ici. Il nous demande d’y aller.
Élisabeth se leva d’un mouvement élégant, comme à chaque fois.
— Buvez votre café, n’oubliez pas « l’interaction » avec les « organiques », fit Denise en dessinant des guillemets dans l’air avec ses deux index.
Élisabeth considéra la tasse en porcelaine sur la table. Elle la prit et, au lieu de la boire, la laissa tomber. La tasse pleine se brisa au sol dans un bruit cristallin. Denise fut surprise :
— Eh ben ?
Élisabeth regarda sa main entre les doigts de laquelle la tasse aurait dû se trouver, puis elle posa les yeux au sol, sans afficher la moindre émotion. Ted arriva avec un balai et une serpillière.
— Désolée, fit Denise. Je rembourserai la tasse.
— Il n’y a rien de grave, ça arrive.
— Il faut qu’on y aille.
— Allez attraper les méchants ! À la prochaine !
Ted balaya rapidement les dégâts. Après avoir payé à l’aide de son pouce sur le terminal dédié à côté de la caisse enregistreuse sur le zinc, Denise quitta le bistrot, Élisabeth deux pas derrière elle qui ne disait rien. La policière lorgna sur sa collègue synthétique alors qu’elles montaient en voiture pour se rendre sur le lieu du crime. En un an de collaboration, c’était la première fois qu’Élisabeth commettait une maladresse de la sorte.