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Interview Cy Jung "Quartier Rose"

| Kyrian Malone | Interviews de nos autrices et auteurs

Interview Cy Jung "Quartier Rose"

Anaïs Paquin : Quartier rose est le titre de votre nouveau roman. Pourtant, le lieu où se déroule l’intrigue, l’Îlette des Janissaires, est loin d’être un quartier toujours rose, avec ses nombreuses difficultés quotidiennes pour ses locataires et son problème de délinquance juvénile. Ce fameux Quartier rose fait-il réellement référence à l’Îlette des Janissaires ? Rattachez-vous un sens figuré à ce titre ? Comment le lecteur doit-il l’interpréter ?

Cy Jung : Quartier rose appartient à la série des « roman rose » que j’ai initiée en 2003 avec Carton rose à l’initiative de Anne et Marine Rambach, créatrices des éditions gaies et lesbiennes, qui souhaitaient le développement d’une « littérature populaire » lesbienne et gay. Je me suis amusée à décrypter la manière dont étaient écrits les romans Harlequin et en faire la parodie. Tous ces romans sont identifiés par l’adjectif « rose », d’où le choix de mon titre, l’intrigue se situant dans un quartier qui, par le truchement de l’écriture, passe finalement du noir au rose. Ouf !

Anaïs Paquin : La publication de Quartier rose fera suite à celle de Piste rose, mais aussi d’autres romans, comme Diadème rose ou Bulletin rose, qui ont cette curieuse caractéristique commune de tous se terminer par l’adjectif de couleur rose. Est-ce une manière pour vous de créer une filiation entre certains de vos romans ? De donner à votre œuvre un caractère aisément reconnaissable ? Ou encore pour marquer votre appartenance à la communauté homosexuelle ? Où serait-ce simplement parce que vous appréciez particulièrement cette couleur ?


Cy Jung : Il y a la filiation que je viens d’évoquer. Il y a aussi le rose comme le triangle qui stigmatise l’homosexualité. Il y a enfin le rose, celui qui s’oppose au bleu, et construit le genre dans une acception culturelle et politique qui fonde une partie de mes combats. Je ne porte pas de rose, sauf le triangle, si nécessaire. Je suis une femme, une lesbienne ; mais rien ne m’attache au féminin tel que l’ordre bourgeois, hétérosexiste et raciste le définit. Ce rose est donc une somme de clins d’œil et de positionnements politiques sans aucune dimension esthétique.


Anaïs Paquin : Marie Bonneuil, l’un des personnages principaux de votre roman, se verra confrontée à l’apparition de ses premiers désirs lesbiens, après avoir été mariée pendant de nombreuses années ans avec un homme, Éric. Croyez-vous que la sexualité soit de nature changeante, que l’objet de son désir puisse se substituer, se transformer selon les périodes de la vie ?


Cy Jung : Je sais, dans la théorie freudienne, comment se fait le « choix d’objet » mais j’ignore tout de pourquoi nos vies nous font croiser telle ou telle personne et nous mènent là où l’on ne savait pas qu’il était possible d’aller. Je crois qu’il appartient à chacun de se définir, de dire qui il est. Marie découvre qu’elle est attirée par Servanne ; est-elle pour autant homosexuelle ? Je l’ignore ; cette appellation, ou une autre, lui appartient ; cela relève de son intimité et personne, pas même l’auteure que je suis peut en décider à sa place.


Anaïs Paquin : Les locataires de l’Îlette des Janissaires sont confrontés de façon récurrente à la présence de jeunes délinquants, squatteurs de première et grands consommateurs de substances illicites. Selon vous, quelles sont les causes profondes de ce problème ? Qu’est-ce qui pousse ces jeunes gens dans le vagabondage et la criminalité ? Que peut-on faire pour réellement en changer, pour les aider ?


Cy Jung : La France est un pays riche. Cette richesse est le produit de son histoire, notamment la colonisation et l’esclavage. Cette richesse est aussi le produit d’une économie libérale qui a besoin de pauvres pour que prospèrent les riches (je fais simple). Ces jeunes gens sont, comme on dit, « issus de l’immigration » : ils subissent au quotidien des discriminations qui frisent la ségrégation sociale et économique en même temps que la culture de leurs parents et grands-parents (jusqu’à plusieurs générations pour les descendants d’esclaves), ceux-là mêmes qui ont fait la richesse de la France, est bafouée et dénigrée sur fond de terrorisme international. Autrement dit, la France n’aime pas tous ses enfants en équité. Ceux qui sont au pied des Janissaires sont en échec scolaire, le chômage les guette, les repères leur manquent. Ils se réfugient dans la délinquance, un milieu où les parrains des trafics savent aimer leurs soutiers. D’autres, une infime minorité, se réfugient dans la radicalisation. La solution ? Que la France et les pays occidentaux revoient leur modèle économique de croissance, arrêtent d’exploiter le reste du monde, que chacun de nous lise et relise Naomi Klein, par exemple, et s’engage pour changer le monde comme je les y invite dans mes Fragments d’un discours politique.


Anaïs Paquin : Vous mettez de l’avant, dans votre roman, une population hétérogène de locataires. Certains, comme Marie ou Rachel, ont l’esprit ouvert et inclusif. D’autres, comme Jules Poitevins, l’ont plus étroit, et choquent parfois par leurs propos racistes et généralisateurs. Selon vous, qu’est-ce qui peut expliquer des divergences de points de vue aussi radicales dans ce genre de population pourtant restreinte ? Qu’est-ce qui cause l’ouverture de certains esprits, et la fermeture des autres ?

Cy Jung : L’éducation ? L’accès à la culture ? Le parcours personnel ? Les rencontres ? Nos immeubles sociaux, à Paris, voient cohabiter des personnes de toutes les catégories sociales, considérant qu’une fois installés, ils ne partent pas même s’ils grimpent l’échelle sociale, sauf à le choisir eux-mêmes. Nous avons également à Paris de nombreux « intellos précaires », soit des personnes ayant fréquenté l’université et n’ayant pas un revenu correspondant à leur niveau d’étude, comme des écrivaines qui vivent, par nécessité, dans des immeubles sociaux.
Paris est enfin une ville de grande diversité sociale et culturelle, une diversité qui en fait la particularité et la richesse, une diversité qui porte chacun au partage et tous vers l’esprit d’ouverture. Quant à Jules Poitevin, il est plus provocateur que convaincu de son propos. Je l’ai bien connu. C’était homme d’une rare générosité avec tous. Mais, le monde va parfois trop vite ; on peine à en comprendre les évolutions dont on peut se sentir exclus ; et le populisme gagne du terrain.


Anaïs Paquin : L’un des personnages secondaires de votre récit, l’architecte du quatrième, est en fauteuil roulant et amène le problème de l’inclusion des personnes handicapées et des accommodements nécessaires à celle-ci. Quelle est votre opinion à ce sujet ? Croyez-vous que les accommodements leur ont été accordés dans les dernières années sont suffisants ? Pensez-vous que les lois suffisent à garantir leurs droits et à leur assurer une qualité de vie décente ?


Cy Jung : Je fréquente la question du handicap depuis 54 ans maintenant, je suis née malvoyante. Pendant mes jeunes années, j’ai été élevée avec l’idée que ce n’état pas au monde à s’adapter à moi mais l’inverse. Cela m’a permis d’être particulièrement automne, ce d’autant que ma déficience, bien que me plaçant en basse vision, m’offre le luxe de me permettre de m’adapter. Quand, en résidence universitaire, j’ai rencontré des personnes en fauteuil, ou en cannes, j’ai découvert à cette occasion la question de l’accès, tout simplement l’accès : moi, je peux entrer dans des toilettes même si j’ai du mal à les trouver et, une fois la porte fermée, au pire, je fais pipi à côté (je vous promets, cela n’arrive pas). Mais, Pascale, en fauteuil face à l’escalier qui donne accès aux toilettes, elle fait quoi ? La France est particulièrement sous-développée en matière d’accès aux personnes en situation de handicap, d’intégration professionnelle et sociale. Des aides existent, elles nous placent sous le seuil de pauvreté. Une nouvelle loi a été votée 2005, avec des exigences concrètes. Il y a deux ans, ces exigences d’accessibilité et d’emploi ont été décalées de dix ans dans le temps. La loi n’a donc rien arrangé, les comportements individuels ne bougent pas non plus. J’écris de plus en plus sur le sujet. Qui sait ?


Anaïs Paquin : Pour assurer la sécurité des locataires, on proposera bientôt l’installation de caméras de surveillance, ce qui créera de vives polémiques parmi les locataires. Qu’en pensez-vous ? Croyez-vous que les caméras sont un digne moyen d’assurer notre sécurité ? Ou, au contraire, leur présence est-elle une atteinte au droit fondamental à la vie privée ?

Cy Jung : Si les caméras amélioraient la sécurité des personnes, cela se saurait. Toutes les études, d’ailleurs, prouvent le contraire. La sécurité est devenue un marché comme un autre. L’avantage marketing des caméras est de limiter le nombre d’agents de surveillance ; la machine coûte moins cher que l’homme. Elle a aussi une capacité à restreindre les libertés qui n’est pas à démontrer. J’en suis donc une farouche opposante et la lecture de Quartier rose, je pense, ne me démentira pas.


Anaïs Paquin : On sent dans votre écriture un souci d’inclusion, avec l’utilisation du pronom suédois « hen », qui reconnaît toutes les identités de genre, et un refus du machisme de la langue française avec l’utilisation de certains féminins non acceptés par l’Académie française, comme « cheffe ». Croyez-vous que l’utilisation de ces termes et bien d’autres par les écrivains permettront un jour leur reconnaissance officielle ?

Cy Jung : Je suis fille de psychanalyste, lacanienne de surcroît. Le langage structure notre psychisme, donc notre capacité d’action. Je considère ainsi que « Ce qui ne s’énonce pas n’existe pas. » Pour que les écrivains femmes existent, il me semble nécessaire d’être écrivaine parce que les mots rendent visibles autant que les personnes. Il me paraît indispensable de rendre visible chacune, chacun et hen par le choix des mots que l’on utilise. C’est indispensable ; pas suffisant, mais indispensable !

Anaïs Paquin : Quartier rose fait encore la démonstration de la richesse de votre style et du caractère soutenu de votre langue. Quelle est votre relation à la langue française ? Aimez-vous ses tournures, ses complexités, ses règles complexes et parfois obscures ? Considérez-vous que sa maîtrise soit difficile ? D’un point de vue plus littéraire, quels sont les auteurs dont vous admirez le style, ceux qui ont peut-être contribué au perfectionnement du vôtre ?

Cy Jung : Je n’ai pas fait d’études littéraires ; je me forme au fil de l’écriture, en ne lâchant rien au texte, en tentant de comprendre, de l’épurer, de maîtriser ce qu’il dit au-delà même de mes intentions premières. J’y passe du temps. Parfois, je peine à comprendre, surtout certaines règles de grammaire. J’essaie de les poser, petit à petit, dans un langage qui est le mien dans un LexCy(que) disponible sur mon site. Souvent, j’évolue dans ma compréhension des choses. J’essaie de progresser au sens où écrire implique de faire des choix et qu’il me paraît essentiel que ces choix soient conscients, éclairés, pour être valables.
C’est ce que disent d’ailleurs les grammaires : la règle n’est pas faite pour être appliquée ex nihilo ; elle est un guide, un cadre ; on peut en sortir autant que l’on veut ; reste à savoir pourquoi on le fait. Comme dans la vie, en somme. Et j’aime les mots rares, que j’oublie souvent. Je cultive une sorte d’entre-deux : l’archaïsme d’un côté ; la modernité de l’autre. Et je travaille, travaille et travaille encore… J’aime mon métier d’écrire.

Anaïs Paquin : Quels thèmes/sujets aimeriez-vous aborder dans un prochain roman ?

Cy Jung : J’ai plusieurs projets en route mais un nouveau rose est déjà en chantier : Brocolis rose. Il y sera question d’âge, de solitude, de reconnaissance sociale, de désir et d’amour, bien sûr !


J'arrive tard. Mais j'ai beaucoup aimé cet interview.
3 years ago
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